10 ans. Presque 11. Tu vieillis tellement. Je ne veux pas manquer mon coup. Je sais bien qu’il faudra couper le cordon, mais pas question, par la bande, de couper la communication. D’abîmer la relation. Alors lorsque tu me demandes pour aller faire « des commissions entre filles », je sais que la bonne réponse, c’est « Oui, avec plaisir ».
— Regarde maman, ça c’est mon style de vêtements ! m’as-tu dit devant une vitrine de Forever 21.
— Ah oui ? Pourquoi ? Qu’est-ce que tu aimes dans ces vêtements là ?
Tu m’as répondu avec une spontanéité qui t’a toi-même surprise.
— Moi j’aime les vêtements qui sont collés sur le corps, comme ça on peut voir que je suis mince.
Je ne t’ai pas laissé voir le tremblement de terre que ta réponse a provoqué dans mon esprit. Tu venais de t’ouvrir à moi, avec honnêteté. Je t’ai répondu calmement pour ne pas t’agresser, même si, à l’intérieur, c’était la panique.
— Ah oui ? Tu trouves ça important que les gens sachent que tu es mince ?
Tu as hésité un peu et j’ai eu peur que tu altères ta réponse, juste pour me plaire. Tu ne l’as pas fait.
— Maman, moi je trouve ça plus beau les gens qui sont minces. Quand j’étais petite, des fois je me trouvais trop grosse. Mais là je me trouve belle et j’ai peur qu’en devenant adolescente, je grossisse et je ne me trouve plus belle.
Même si ma réponse est arrivée rapidement, il y a eu à ton insu un interminable interlude dans ma tête. Milles questions remplies de tristesse.
Est-ce que c’est moi, ma belle, qui t’as appris ça ? Qu’il fallait être mince pour être belle ? Est-ce que tu l’as deviné parce que tes Barbies avaient toute la même allure? Parce qu’à la télévision, toutes les belles princesses avaient de frêles silhouettes? Bien sûr, la conclusion était facile à en tirer…
Mais est-ce que moi, dans mes relations tumultueuses avec mon propre corps, j’ai aussi contribué à rentrer dans ta belle tête ces dangereux mensonges?
Il n’y a que peu de temps que j’ai fait la paix avec mon corps. Dans cette période trouble, après que vous soyez tous les trois sortis de mon ventre, m’as-tu entendue me plaindre ?
M’as-tu déjà vue lors d’une de ces crises honteuses, me changer 4, 5, 10 fois et n’être jamais satisfaite. Me dire à moi-même que, quoi que je mette, j’avais l’air d’une grosse moche.
M’as-tu déjà entendue refuser un dessert ou un apéro sous prétexte qu’il me ferait grossir ?
M’as-tu surprise à pester contre la balance ? À scruter dans le miroir mon ventre et mes cuisses ?
Oh, ma belle ! Je m’excuse ! Je m’excuse tellement ! Si je pouvais revenir en arrière, je choisirais de faire la paix avec moi-même bien avant. Ou du moins de la feindre pour que tu n’en payes pas le prix !
Si je pouvais revenir en arrière, je me dirais plein de bons mots pour que tu m’entendes. Je rendrais grâce devant toi pour le sublime corps qui m’a été donné. Pour les trois enfants qui l’ont traversé. Pour les marques qu’ils y ont laissées.
Je m’aimerais mieux pour que tu t’aimes plus. — Tu sais ma belle, je te l’ai déjà dit, on peut être belle à toutes les grosseurs ! Ce n’est pas une question de minceur.
— Mais moi maman, je trouve ça plus beau…
— D’accord, tu as le droit d’avoir tes goûts ! Mais tu dois savoir qu’être en santé, c’est ça être belle. Et, comme ton père le dit toujours, une fille qui sourit, c’est une belle fille. Alors ne te tracasse pas avec ça !
— J’ai quand même peur de grossir…
— Tu manges bien ? Tu fais du sport ? Alors ne t’inquiète de rien, ton corps sera très bien !
— Mais maman, toi tu manges bien et tu fais du sport et pourtant…
Tu as laissé ta phrase en suspension. Tu ne voulais pas me blesser, je l’ai vu dans tes yeux. Tu m’offrais juste cette authentique franchise que je te demandais. Je mange bien et je fais du sport. Et pourtant, oui, je me suis plains. Est-ce que tu pourrais me laisser un peu de temps, mon amour, pour me reprendre. ?
— Oui, et je suis très belle comme tu peux voir !
Elle a paru surprise de m’entendre me louanger de la sorte avec cette confiance un peu nouvelle.
— Oui maman, tu es belle, je ne voulais pas dire que…
— Je sais. C’est difficile pour les filles de comprendre qu’elles sont belles même si elles ne ressemblent pas à des Barbies. C’est même difficile pour moi. Mais c’est important, tu comprends? Vraiment important.
J’ai toujours dénoncé le culte de la minceur. Et voilà qu’il m’apparaît clairement qu’en le laissant m’atteindre, je l’ai aussi encouragé, nourri et même transmis…
Nous sommes retournées à la voiture et avons clos le sujet. Tu es passée à autre chose sans savoir que tu avais fait naître une rage en moi. Une bonne rage. Une envie folle de m’aimer. D’avoir pour mon corps de bons mots et de bonnes attentions.
Pour toi. Et pour moi.
Pour notre bien à toutes les deux.
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Chère Julie, non seulement t’es belle mais t’es magnifique.
J’aime te lire, t’entendre jouer du piano, tu illumine le stage quand t’arrive avec ton beau sourire.
Ton humour, ton humilité et ta franchise font de toi une personne unique bourrée de talents.
N’arrête pas d’être qui tu es, tu m’édifie et je t’aime beaucoup.
Ghislaine
Julie dit
Oh ! Comme je t’aime aussi Ghislaine ! Tu as toujours été une source d’inspiration pour moi. Merci pour tes mots gentils. XXX