L’autobus est arrêté depuis près d’une heure maintenant. Maurice, le chauffeur, maugrée contre la régénération du moteur qui ralentit considérablement notre retour au Canada. La soixantaine de passagers, claqués par leur week-end à New York, se feront un plaisir d’aller laisser de mauvais commentaires sur les réseaux sociaux si l’autobus ne repart pas bientôt.
— Que serait-il arrivé, Maurice, si tu avais décidé de continuer quand même ? lui demande la guide qui commence à fatiguer elle aussi.
— Ç’aurait pu être dangereux ! répond-t-il. Le moteur aurait pu s’arrêter net n’importe quand.
Mon cerveau, en manque de mes trois enfants que je n’ai pas vus depuis quatre jours, se met à divaguer.
Tu as bien fait de t’arrêter Maurice. De ne pas prendre de risque. Parce que moi, tu sais, je ne peux pas mourir.
Demain, mes élèves m’attendent. Jeudi, j’ai rendez-vous chez la coiffeuse. La semaine prochaine, je reçois des amis à souper.
Mais ce n’est pas pour ça que je ne peux pas partir. Je sais bien que mes élèves me pleureraient environ deux semaines avant de vénérer ma remplaçante. Que ma coiffeuse aurait un choc en apprenant la cause de mon annulation, mais se remettrait à faire des mèches dès le lendemain. Que mes amis, quoi qu’ils auraient préféré un bon souper vino et raclette, survivraient à mes funérailles émouvantes.
Je ne peux pas mourir Maurice, parce que j’ai une fille.
Elle ne sait pas encore comment on ajuste un soutien-gorge. La tension dans les bretelles, les petites rallonges à l’arrière lorsque c’est nécessaire. La dentelle qu’il faut éviter à l’avant parce qu’elle nous irrite la peau.
Elle n’a pas encore ses règles. Je ne peux pas mourir Maurice, je sais qu’elle sera terrifiée lorsque ça arrivera pour la première fois. Elle aura besoin de moi…
Je ne peux pas mourir Maurice, j’aurais trop peur qu’elle choisisse le mauvais gars. Un idiot qui se croirait trop important ou qui la ferait sentir misérable. N’importe quel bozo qui n’aurait pas compris sa valeur. Qui sera là pour passer les entrevues, si je meurs ?
Je ne peux pas mourir Maurice, j’ai aussi des garçons. Encore assumés dans leur fragilité. Des garçons pour qui une mère reste la zone de vulnérabilité permise.
Qui leur dira qu’ils sont capables de tout quand, devant un premier échec, touchés dans leur orgueil, ils voudront tout abandonner ?
Qui leur racontera, comme dans un poème, que la tristesse, ça passe toujours. Comme un gros nuage gris qui n’a pas le choix, éventuellement, de faire de l’air.
Qui les préviendra que Facebook, c’est un vrai champ de tir !? Qu’on n’y met rien de précieux de peur de se le faire détruire. Qu’on doit s’y entourer avec soin, comme on voudrait être entouré le jour de ses noces.
Qui leur dira que les filles sont des trésors qu’il faut garder jalousement et avec soin.
Je ne peux pas mourir Maurice. Y’a mon garçon de 8 ans qui me colle encore comme un petit enfant. Qui joue les braves devant les autres, mais se ravitaille en caresses dès qu’ils ont le dos tourné.
Qui lui donnera cette affection dont il a encore tellement besoin, si je pars ?
Je ne peux pas mourir Maurice.
J’ai un petit de 5 ans. Il est spécial. Il ne le sait pas encore. Et quand les autres le trouveront juste « bizarre », il aura besoin de moi pour les convaincre qu’il est surtout unique, extraordinaire, hallucinant.
Il n’a pas encore complètement atterri sur terre, je le sais. Il est encore à l’abri, à quelque part entre mon utérus et l’univers. La semaine dernière, quand il m’a dit en babounant : « Maman, je crois que je suis moins cool que les autres. », j’ai eu peur qu’il ait définitivement quitté le petit monde douillet dans lequel il flottait encore jusqu’à tout récemment, les deux pieds dans l’insouciance.
Je ne peux pas mourir Maurice. Qui saura apprécier l’œuvre d’art qu’il aura concoctée avec du papier de toilette, de l’eau et du rouge à lèvre ?
Qui supportera l’avalanche de bisous baveux qu’il répand partout où il va ?
Qui travaillera avec lui chaque soir, en lui faisait croire qu’on s’amuse, pour lui éviter l’humiliation d’avoir à reprendre une année ?
Je ne peux pas mourir Maurice, je suis vraiment désolée. Pas moi.
Je suis une maman en service.
Je ne pourrais pas m’élever vers les nuages en paix. Impossible.
J’aurais leurs trois visages qui me chatouilleraient le corps et l’esprit comme une torture.
Attends Maurice. Fais ce que tu as à faire. Régénère ton moteur tout le temps que tu voudras.
Parce que je ne sais pas pour les autres, mais moi Maurice, je ne peux pas mourir.
À lire aussi:
Ma fille j’aimerais que tu saches…
Mia dit
Maman d’amour tu m’as fais brailler! Tu le sais que je t’aime hein?
Syndie dit
J’aime toujours tes textes, je sais que je laisse pas souvent de commentaire, mais celui-ci m’a particulièrement interpellée.
Je ne peux pas mourir, j’ai peur que mes enfants deviennent orphelins. Et c’est ce qui arriverait dans ce cas.
C’est touchant comme texte, plein de détails, de petits évènements qu’on pense peu important mais qui le sont pourtant! Merci encore mon amie.
Julie dit
Merci Syndie. Je pense que c’est un sentiment commun à toutes les mamans, et il doit être encore plus fort quand on est monoparentale. Tu es une maman extraordinaire. XXX
Sylviane Brurat dit
Je me reconnais tout à fait dans ce que vous avez écrit. On dirait que vous avez lu dans mon coeur de mère et dans mon âme.
Merci de nous faire partager vos « Joyeuses catastrophes ! »
Hélène dit
C’est vraiment très touchant… Moi aussi, depuis que j’ai des enfants, je me dis que je ne peux pas mourir. C’est ma plus grande peur. Même si je ne suis pas la meilleure maman, je sais que personne ne pourra les aimer autant que moi…
Merci pour tout ce que tu écris sur ton blogue. C’est toujours touchant et/ou drôle et ça me permet de me rendre compte que je ne suis pas la seule à vivre ces émotions-là. Ça me permet aussi de comprendre la complexité de ton métier. J’ai une fille qui est en maternelle présentement et mes deux garçons commenceront en août cette année. Je vais tenir compte de tout ce que tu nous livres si généreusement.
Bonne continuité!
Julie dit
Merci beaucoup Hélène, en fait, tout le plaisir est vraiment pour moi…