C’était dans cette autre vie… Celle où les enfants se levaient le matin et partaient pour l’école. Avant que notre sacro-sainte routine ne soit fracassée par cet insipide microscopique corona-truc.
Dans cette vie où les enfants arrivaient à l’école le matin parfois légers, parfois lourds.
Depuis quelques mois, nous avions instauré dans l’école une pratique visant à laisser la parole aux enfants sous forme de cercle de discussion. Dans ce contexte, les enfants s’expriment presque sans régulation. Sans trop de règle, sans que l’adulte ne donne de direction trop serrée ou de feed-back trop suggestif. L’idée est de les amener à tirer leurs propres conclusions, en leur laissant l’espace pour le faire. Et qu’ils puissent apprendre à s’écouter les uns les autres.
Bref, les enfants s’assoient par terre, en cercle. Seul celui qui tient dans ses mains le cerceau a le droit de parole. Il doit s’exprimer avec respect et passer ensuite le cerceau à la personne de son choix.
Rien de compliqué.
Alors ce matin-là, nous étions assis par terre. Certains enfants frétillants peinaient bien sûr à garder leurs jambes croisées et d’autres pouffaient de rire juste en se regardant. Des enfants normaux quoi.
Après quelques essais, j’ai trouvé le silence et j’ai lancé la question.
« Vous est-il arrivé de vous sentir « pas important » et pourquoi ? Racontez-moi. »
Évidemment, il nous arrive tous de se sentir négligé, mis de côté ou pas important. C’était mon premier objectif; qu’ils puissent constater que ce sentiment ne leur était pas propre. Question de dédramatiser.
Moi qui pensais savoir où la discussion les mènerait, j’ai été prise de cours…
Un premier garçon a fait un signe timide de la main. Je lui ai lancé le cerceau
— Ben moi des fois, à la récréation, je demande à des amis pour jouer avec moi et ils disent non. Alors je me sens comme si je n’étais pas important.
Tout-à-fait ce à quoi je m’attendais.
Mais rapidement, j’ai vu des petites silhouettes s’agiter. Se tortiller en faisant des signes de la main, leur posture traduisant leur urgent désir de prendre la parole. C’était un engouement inhabituel.
Le garçon a jeté un œil autour de lui et passé le cerceau à sa voisine. Qui s’est exprimée sans attendre.
— Moi, souvent, je parle à ma mère mais elle ne me regarde pas parce qu’elle regarde son téléphone. Ça me fait sentir que je suis moins importante que son téléphone….
À ce moment, tout a déboulé. Sur 25 élèves, au moins 20 souhaitaient prendre la parole. Et tous pour exprimer la même chose.
« Ma sœur ne joue plus avec moi depuis qu’elle joue à Fortnite. C’est plus important que moi et maintenant elle me parle bête. »
« Mon père me fait mes devoirs en même temps qu’il regarde son téléphone, alors il ne m’aide pas vraiment. »
« Mes parents quand je leur raconte quelque chose ils disent qu’ils écoutent, mais ils font juste « hum-hum » pour que je pense qu’ils m’écoutent parce qu’ils regardent leur téléphone. »
J’ai laissé le tsunami déferler. Sans intervenir, en encaissant. Un après l’autre, ils répétaient le même message, la même expérience. Avec une urgence de le dire. Avec un besoin d’être entendu. Peut-être même avec l’espoir que ce cercle pourrait y changer quelque chose.
Lorsque j’ai repris le cerceau, ébranlée, je n’avais qu’une question pour eux.
— En avez-vous parlé avec vos parents, vos frères, vos sœurs ? Est-ce qu’ils savent ce que vous venez de me dire ?
Silence radio. Haussements d’épaules.
Ils n’ont pas osé. N’avaient peut-être même pas encore pris conscience de comment ils se sentaient.
Ils semblaient eux-mêmes choqués de voir que tous les autres amis de la classe (ou presque) vivaient la même chose.
J’ai mis des heures à me remettre de ce moment. Et me suis promis que je l’écrirais. Le diffuserais. Que je prendrais la parole pour eux.
Nos yeux baissés sur nos écrans, nous envoyons à nos enfants un message qu’ils reçoivent avec force et clarté. Pourtant c’est un message erroné. Ce n’est pas ce que nous avons voulu leur dire. Personne n’a souhaité, à coup de téléphone ou d’iPad, faire croire à son enfant qu’il n’est pas important ! Et pourtant, si nous levons nos yeux de nos écrans et les plongeons dans les leurs, nous trouverons cette blessure. Celle que nous leur avons infligé malgré nous, sans nous en rendre compte.
Et alors que ferons-nous ? Baisserons-nous de nouveau la tête ou garderons-nous nos yeux bien ancrés dans les leurs pour leur envoyer un message très différent ? Pour rectifier les faits. Réparer nos erreurs.
Il y a pourtant un moyen tout simple d’éviter cette catastrophe. Ce n’est pas le fait d’utiliser nos appareils qui cause problème, mais cette manie que nous avons de vouloir leur faire croire que nous sommes présents pour eux en même temps. Une phrase toute simple comme : « Attends, je vais terminer ce courriel et après je vais t’écouter. » peut faire toute la différence. Parce qu’ils n’auront jamais à partager notre attention avec nos écrans. Quand nous la leur donnerons, elle sera tout à eux.
Alors que nous sommes cloisonnés avec eux dans cette quarantaine forcée, quel message avons-nous envie de leur livrer ? Est-ce que ça ne serait pas le parfait moment pour changer nos habitudes et arrêter de croire que l’on peut s’occuper d’eux tout en restant connectés ? Et si cette quarantaine nous donnait le temps de changer nos habitudes, d’avoir des moments où notre attention est entièrement sur eux. Et que ces habitudes pouvaient durer dans le temps…
Si ce temps d’arrêt nous permettait de leur dire autre chose ?
Peut-être alors que ce merdo-virus en aura valu la peine …
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Julie dit
Ma fille de 8 ans a eu le courage de me faire le reproche. Depuis, lorsqu’une de mes filles veut me parler, je prends sincèrement le temps de les écouter, en mettant mes écrans de côté.
Beau texte, criant de vérité.
Desjardins Carmen dit
Que tu écris bien ma belle Julie. À toi et à toute la famille mes bonnes salutations.
On vous aime A chacun
Tante Helen dit
Oh Merci Julie❣️
Tu as tellement raison
Moi qui fait partit de cette race qui a un cell ou une tablette toujours pas loin pour y répondre ou communiquer à mon tour.
Chez nous dans ma belle grande famille ,une fois par année que je demande de laisser nos électroniques de côté .
Habituellement les enfants se soumettre très bien ,s’il y en a un qui fait faux bond ?c’est l’autre enfant qui l’avise.
Mais cette année ou a été ma déception ?
Ça été les adultes .je nomerais personnes pour ne pas offenser les gens concernés .
Mais ça m’à vraiment offensee,découragée,insultée,quoi dire de plus écœurée,
Je sais pas quoi ajouter sauf que je suis en amour avec les enfants et leur cœurs.❣️
Essayons de revenir à l ‘essentiel .se parler vraiment .
Moi aussi même comme adulte je reçois ce message ;nous ne sommes pas assez important pour que tu nous accorde vraiment une journée de l’année .sans ton fichu de cell,reste avec nous juste une fois de temps en temps .
Merci Julie pour ton beau et bon travail avec les enfants et la société des adultes.
Stacy dit
Wow! ça me vire à l’envers aussi d’imaginer ce moment dans ta classe. Ça me chamboule sûrement parce que ça me fait réaliser à quel point ces bidules prennent de la place dans nos vies. Je réaliser de plus en plus que mes yeux sont souvent rivés sur mon téléphone et c’est un « virus » qui s’attrapent. Maintenant que mon plus vieux a son téléphone et son Facebook, je me surprend à être ‘choquée » du temps qu’il y passe et où nous avons moins d’importance autour de lui… et ça, c’est en partie à cause de moi!
Merci pour tes mots! Je pense que chaque prise de conscience amène à un changement positif!
xx
Carole dit
Aaaaah quel ravissement de vous« relire « . J’adoooooore vous lire vos commentaires sont tellement adéquats à ce que l’on vit présentement Encore merci
Julie dit
Merci beaucoup Carole ! L’avantage du Corona-virus c’est qu’il libère du temps… Dont du temps pour écrire. 🙂