Je sais, je sais, tu voulais juste être un homme…
Je ne l’ai pas compris tout de suite quand j’ai monté l’escalier pour aller me coucher ce soir-là.
Dès que j’ai mis le pied dans la salle de bain, j’ai remarqué cette petite flaque écarlate qui brillait sur la céramique blanche. Le genre de flaque qui fait grimper automatiquement le rythme cardiaque d’un cran.
Avec la pulsation de mon cœur qui battait comme un tambour dans mes oreilles, mes yeux se sont alors promenés d’une évidence à l’autre : du sang sur le tapis, dans le fond du lavabo et sur le comptoir. Une tonne de kleenex obstruant la toilette et parsemés de taches rouges, comme si tu avais voulu, avec l’adresse de tes quatre ans, dissimuler ton crime.
J’ai tout de suite pensé, avec frayeur, que tout ce sang était à toi. Parce que j’avais entendu tes petits pas sur le parquet une heure plus tôt. Tu te souviens, je t’avais même lancé, du rez-de-chaussée où je me trouvais, un « retourne te coucher ! » bien senti.
Si j’avais su que ma salle de bain se transformerait en mare de sang, j’aurais mis ma paresse de côté et me serait levée du divan pour aller te gronder en personne !
J’étais cette maman heureuse de profiter enfin du confort de son divan et de ses pantoufles, après avoir passé la journée à ramasser derrière toi et à meubler le temps pour ton frère et ta sœur.
Puis, j’ai aperçu sur le rebord du bain, l’explication que je cherchais. Mon rasoir. Mon stupide rasoir entouré de guirlandes de peau déjà presque sèches. Je n’ai plus flâné. Je n’ai plus cherché. Je me suis précipitée à ton chevet.
Tu dormais. À poings fermés dans ce décor gore : des traces de mains ensanglantées sur le mur près de ton lit. Du sang sur tes couvertures. Sur ta doudou. Sur ton toutou préféré. Beaucoup trop de sang.
Je t’ai secoué pour te réveiller. Moi qui, habituellement, somme tout le monde de rester tranquilles « pour ne pas te réveiller », je t’ai secoué jusqu’à ce que tu ouvres les yeux. Je devais valider la vie, écarter l’idée que tout ce sang sur les murs pouvait t’avoir achevé. Que mon stupide rasoir aurait pu…
Tu as ouvert les yeux alors que je te bombardais de questions.
« Où sont tes bobos ? Où sont tes bobos ?! »
Je criais presque, en t’examinant de la tête aux pieds. Je trouvais sur toi des traces de sang un peu partout, mais nulle part je ne voyais d’incision. Et puis, tu as levé ton visage vers moi et j’ai compris.
« Mon amour, tu as voulu faire comme papa ?… »
Tu as voulu être un homme. Tu as cherché l’outil qu’il te fallait et tu as imité ses gestes, retiré cette moustache qui n’existait pas, sans savoir que tu te blessais. Jusqu’à ce que le sang jaillisse au-dessus de ta lèvre. Tu as alors tenté de tout camoufler. Tu as essuyé le sang avec la serviette, avec les kleenex, avec tes petites mains.
Puis, entendant mon reproche, tu t’es dépêché d’aller te cacher sous tes couvertures, craignant d’être surpris en flagrant délit. Puis, tu t’es endormi.
Je t’ai nettoyé alors que tu avais déjà refermé les yeux. J’ai essuyé sur le mur les traces de ta première expérience d’homme, en me disant que ce ne serait certainement pas la dernière.
Une étape après l’autre, tu voudras te transformer. Mais tu devras être patient.
Un jour, mon petit, tu seras fort, tu seras grand. Tu passeras la tondeuse, tu conduiras la voiture. Tu embrasseras les filles, tu soulèveras des poids. Tu poseras de la céramique et referas le toit.
Et si, par pur bonheur, tu deviens un vrai homme, un homme de qualité, tu prendras soin des autres, tu te montreras fidèle. Tu seras loyal et honnête. Tu travailleras avec vaillance et te reposeras avec sagesse.
Un jour mon petit, un jour.
Derrière chaque homme se trouve un petit garçon qui le construit et le façonne. Pour devenir un homme, tu dois d’abord jouer, d’abord te laisser dorloter. Tu dois explorer, tu dois rire et te planter…
Chaque chose en son temps !
Et pour l’instant, il y a ces petites marques rouges sur ta lèvre supérieure que personne ne remarque, mais qui me rappellent chaque fois que je les vois cette fois où tu voulus, bien avant ton temps, devenir comme ton papa…
Josée dit
Mon doux que tu es talentueuse. Tu nous offre tes émotions, tes expériences, ta vie sur un plateau d’argent. En te lisant, ce sont nos pensées, nos souvenirs, nos bouts de vie que tu réussi à ramener à la surface quand nous te lisons… Quelle joie de te lire