Le garçon à lunettes

Quand j’étais en 1ère année, j’ai rencontré un garçon. Il avait des lunettes. Mais pas des lunettes ordinaires, des LUNETTES avec un grand L. Des fonds de bouteilles sans fond… Mais ça tombait bien parce que moi, j’avais des CHEVEUX! Ce n’était pas de ma faute, j’avais eu des poux! À bout de patience, après de nombreuses tentatives pour déloger tous les œufs de ma tignasse épaisse et profondément frisée, ma mère m’avait fait taillé un superbe affro (merci maman…)! Aucune petite caucasienne de 6 ans n’avait d’affro! Mais moi si.

Au secondaire, il faisait partie du club des « garçons fatigants » . Moi, j’étais la jacasseuse modèle. Avec ses amis, il m’accordait beaucoup plus d’attention que j’en aurais voulu! Il cachait mes choses, faisait des paris à mes dépends…Me harcelaient presqu’un peu. Il avait encore des lunettes, mais des lunettes normales, sans majuscules.

Puis, un jour, il a enlevé ses lunettes. Comme une grande marée, ses yeux verts m’ont envahie. Il a changé. Changé d’amis. Changé de discours. Grandi. Vieilli. Ce qui arrive aux garçons quand le poil leur pousse enfin et que leur cerveau se réveille du sommeil profond de la préadolescence…. Moi, j’avais encore des CHEVEUX, mais ça ne semblait pas le déranger. En fait, je ne crois pas qu’il les voyait parce qu’il me regardait à l’intérieur. Ses yeux, comme des rayons x, avaient le pouvoir de regarder mon âme.

Alors c’est arrivé. J’étais amoureuse. Mais pas pour vrai, parce que pour vrai, il n’avait pas le profil. Il ne rencontrait pas les critères. Ça ne pouvait pas être mon homme. Alors j’ai ravalé mes sentiments qui se sont blottis, en boule, au fond de mon estomac. Je la sentais, cette boule dans mon ventre, mais ne la laissais pas exister. Jusqu’à ce qu’elle décide que c’en était assez! Nous étions au cégep et je lui ai envoyé cette boule au visage! Un mélange émotif de mots gentils, de pleurs et d’espoirs.

Il a arrêté de me regarder, il ne me voyait plus de l’intérieur. Parce que je ne rencontrais pas les critères, je n’avais le profil, je ne pouvais pas être la bonne. J’ai rempli de larmes toutes les rivières de la terre, essayé de rêver à d’autres yeux verts et perdu mes cheveux, de tristesse et de peur.

Puis, il m’est revenu, comme on revient parfois, il avait cette boule dans l’estomac. Au diable les critères, il le savait déjà… que j’étais la bonne, que j’étais celle-là. Nous avons eu, comme tant d’autres, le cœur qui explose à force de s’aimer. Le petit garçon à lunettes et moi, nous nous sommes mariés. Il avait ses yeux verts, j’avais mes cheveux bien frisés.

Quatorze années sont passées….

Je le regarde aujourd’hui, ses yeux sont plus petits, mais ils regardent en moi comme ils le faisaient déjà il y a tellement longtemps. Ce qu’il y voit maintenant est beaucoup plus grand. Il y voit les embûches que nous avons traversées, les moments de noirceur où il m’a épaulée. Il y voit tous les enfants que nous avons fait naître (nous en avons fait des tonnes!), les fous rires, nombreux, qui nous ont secoués. Il y voit de la peine et quelques vieilles chicanes qui nous ont fait grandir. Il y voit ma dépendance, mon grand besoin de lui. Parce qu’en fait, sans lui, je n’existe plus vraiment… 

Je n’aurais jamais cru, en 1ère année, que ce petit garçon était en fait ma moitié… Il avait des LUNETTES, j’avais des CHEVEUX et nous avons batti notre monde, à deux.

 

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