— Madame, j’ai fini mon travail, qu’est-ce que je fais ?
Le petit bonhomme me pose la question, fébrile, tout son petit corps en état d’urgence. Avec calme et en pesant mes mots, je lui sers la même réponse, celle qui est devenue la mienne depuis maintenant près de 5 ans.
— Tu ne fais RIEN. Tu retournes à ta place, et tu ATTENDS. Dans quelques minutes, je vais donner les prochaines consignes.
Même si ça fait des dizaines de fois que je lui sers cette réponse, elle l’angoisse toujours autant. Ne RIEN faire, mais quelle horreur ! Mais s’il n’en a que pour cinq minutes à devoir exercer sa patience…
Il se rend à sa place, joue un moment avec les manches de son gilet, fouille dans son bureau en espérant trouver de quoi l’occuper. Au bout d’une minute, il a atteint son seuil d’attente maximal; il interpelle sa voisine et se met à déranger autour de lui.
On me dira que ce n’est pas très pédagogique. Pendant mon Bacc en enseignement, on m’a toujours dit qu’il fallait prévoir du travail supplémentaire pour les élèves qui terminent plus vite leurs tâches, ce que j’ai fait rigoureusement dans les premières années de ma pratique.
Puis, le monde a changé. Les téléphones intelligents sont arrivés. Les iPads, les consoles numériques. Et tout à coup, comme un fléau à grand déploiement, attendre est devenue une tâche carrément impossible. Une mission vraiment, vraiment trop difficile.
Tout à coup, les enfants de cette nouvelle génération qui ne supporte plus les pauses publicitaires, ont eu envie de me mettre sur « Fast foward » dès qu’ils me trouvaient moins intéressante. J’avais l’impression de les voir, une manette à la main pointée dans ma direction. Comme la mettre sur pause ? La changer de poste ?
Ils se sont mis à me devancer dans mes propres routines. « Madame, tu as oublié de dire l’horaire de la journée » me disent-ils avant même que je n’aie mis le pied dans la classe. » Je n’ai pas oublié, je ne suis même pas encore arrivée » !
Le changement est flagrant. Même si les enfants de cet âge ont toujours fait preuve d’une certaine fébrilité, ils sont maintenant plus que fébriles, ils sont constamment dans l’impatience.
Ces mêmes changements ont aussi fait leur apparition dans ma propre maison. Dans ma propre vie. Je me suis vue saisir l’iPad entre deux phrases de mes enfants. Écouter des émissions en « avance-rapide », juste au cas où il y aurait un bout intéressant que je ne voudrais pas manquer.
Les temps d’attente chez le médecin, à s’écouter penser, ont disparus de nos vies. Ils se sont meublés de musique, de vidéo, de lecture.
J’ai vu mon conjoint bondir sur son téléphone si j’avais le malheur de reprendre mon souffle entre deux idées. Lever à peine vers moi les yeux pour m’écouter lui raconter ma journée.
Je nous ai vus quitter des événements sans en attendre la fin parce que nous en avions assez.
Alors je me suis demandée ce qui était le mieux pour mes élèves, désormais incapable de supporter le silence et le vide. Que je les occupe systématiquement, une tâche après l’autre, ou que les oblige à vivre régulièrement de ces courts moments à ne rien faire ?
Pour moi la réponse était claire. Il faut absolument réapprivoiser le silence et l’attente. Ce vide dans lequel on peut enfin s’entendre. Ces moments de rien du tout où des pensées jaillissent du néant, où des idées se forgent. Ces moments pour s’entendre respirer et sentir le sang s’aventurer de notre cœur à nos extrémités.
Je ne veux pas que mes enfants apprennent à vivre sans savoir s’arrêter. Deviennent mal-à-l’aise et hyper-ventilent aussitôt qu’on ne les occupe plus.
— Alek, viens-tu prendre une marche ? Sans le IPod, ok…
Je leur propose souvent ce genre de moments où ils seront obligés d’entendre les oiseaux et de remarquer le vent. Et quand ils me demandent « Maman, qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? » et que je m’entends leur répondre « Rien », je jubile intérieurement, malgré leurs airs déçus et déboussolés. Je jubile de savoir qu’ils devront eux-mêmes meubler le temps, habiter l’espace. Parce que je sais qu’ils en ont besoin, bien plus qu’ils ne le croient, de ces moments désertiques.
Il y a quinze ans, mon superviseur de stage m’aurait sûrement trouvée mal préparée. Faire attendre les élèves entre les travaux, ce n’est pas très organisé…
Non. Ce n’est pas très organisé. Mais c’est un cadeau que je leur fais à ces petits êtres qui se sentent menacés par le moindre silence.
Je leur offre une reconnexion avec eux-mêmes.
Une réhabilitation au savoir attendre dont j’ai moi-même tellement besoin…
Comme le dit si bien Dany Laferrière, il faut absolument s’offrir le privilège de retrouver « L’art presque perdu de ne rien faire » …
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Linda Aubé dit
Ahh…ma très précieuse Julie 🙂 Quel texte encore une fois actuel, touchant et profond !!
Moi qui adore le silence. Bon je sais j’suis une cinquantenaire avancée 😉 et ça beaucoup brassé du temps des enfants à la maison….mais même dans ce temps là ! Je m’accordais des moments précieux dans le silence…
LoVe Linda
Isabelle dit
Je suis tout à fait d’accord! Je suis éducatrice avec des enfants de 1 à 2 ans et je me permets de les faire attendre quelques fois dans la journée. Avant le dîner assis à la table, par exemple. Moi aussi à l’école on ma enseigné à occuper les moments d’attentes des enfants, mais je considère important de leur apprendre à attendre. Ils finissent par échanger (à leur niveau, ils ont 2 ans quand même!), démarrent même des chansons ou comptines sans que j’intervienne.
Carole Bergeron dit
Bonjour Julie, Je suis une retraitée de l’enseignement (35 ans à la maternelle) et j’ai adoré. Julie, j’ai lu vos 2 livres…tellement intéressant;cela me ramenait instantanément dans ma classe, de biens beaux souvenirs.Même si j’ai quitté en 2008 déjà…on quitte l’école mais l’école reste toujours en nous.