Je te borde encore, bien sûr. Tu es ma fille. Tu as 9 ans. Presque 10, tu aimes nous le rappeler.
Ta peau est encore lisse, intacte. Une peau que le temps n’a pas abîmée. J’ai encore le droit de faire glisser mes doigts le long de tes joues et de m’émerveiller de la douceur de cette peau sans histoire.
Bientôt, ce simple geste sera relégué au rang des interdits. Je le sais bien. Dans les affres de l’adolescence, ton visage deviendra une partie de cette grande zone privée que l’on ne touche pas sans y être invitée. Je comprends.
Tu me racontes ta journée, appuyée sur ton oreiller. Je ne t’écoute que d’une oreille. Je regarde tes dents. Ces grandes dents d’adulte qui sont apparues il y a déjà quelques années dans ta minuscule bouche de petite fille. Elles ont été le premier signe, le premier avertissement. Lorsqu’elles sont arrivées, j’ai compris pour la première fois que mon bébé allait un jour se transformer.
Tu grandis bien. Tes pieds élancés ont déjà égalé en longueur mes petits moignons de Pierrafeu, généreux héritage paternel, que j’ai eu la décence de ne pas te transmettre. Tu me remercieras plus tard.
En attendant, ma fille, je ne pourrais pas être plus fière de ce que tu deviens. Tu commences à dompter un peu cette sensibilité brute (voire brutale) que je t’ai léguée. Tu exerces de plus en plus ton esprit vif et sarcastique, ce dont ton père se réjouit. Tu prends part à nos discussions, qu’on le veuille ou non. Tu t’inventes des opinions. Tu te laisses toucher par le monde des grands dans lequel tu te plonges un peu plus chaque jour.
J’ai hâte de t’accompagner dans toutes ces étapes qui t’attendent. De partager tes angoisses quand tu auras l’impression d’habiter un corps inconnu et que tu t’indigneras d’avoir été trahie par tes propres hormones. De t’entendre parler d’un garçon plus que d’un autre. De te voir faire des choix et anticiper ton avenir avec une naïveté qui fait mal.
Je serai bientôt une nouvelle maman. Je serai bientôt maman d’une adolescente.
Je n’écoute plus tellement cette chicane d’enfant que tu me racontes. Je m’allonge près de toi et une nostalgie m’enveloppe. C’est qu’elle me manquera, cette petite fille.
À l’aube de son départ, j’ai envie de profiter de chaque seconde avant que tout se mette à changer.
Il y a un moment déjà que j’ai cessé de te transporter dans mes bras. Un premier deuil que tes deux petits frères ont vite apaisé, eux qui pouvaient encore s’accrocher à moi et se laisser trimballer.
Je sais que bientôt, ton monde se remplira de secrets. Je ne serai plus celle à qui on dit tout. Celle que l’on court voir pour raconter son cauchemar. Celle que l’on réclame dès qu’on est triste ou qu’on a peur.
Tu seras pleine de secrets, en dedans et en dehors. Ton corps deviendra une propriété privée. Lui que j’ai cajolé, bercé, nettoyé. Tu souhaiteras même que j’en efface le souvenir pour qu’il ne t’appartienne qu’à toi.
Tu seras belle, mais d’une beauté différente. Tes boucles d’enfant, la roseur de tes joues et le potelé de tes mains me manqueront, alors que tu te transformeras en adulte pour de bon.
Je ne serai plus la vérité absolue. Tu ne chercheras plus mes conseils et ne croiras plus d’emblée à toutes mes histoires. Je devrai te convaincre, te comprendre, te laisser le temps de vivre pour donner du sens à mes mots.
Tu t’apercevras de la supercherie : tu sauras que ta maman n’a pas toujours raison. Qu’elle se trompe parfois. Qu’elle est loin d’être parfaite.
Tu comprendras où elle a échoué et tu admireras ses réussites.
Je me colle contre toi et tu prends une pause dans ton récit, intriguée par mon air un peu triste.
— Qu’est-ce qu’il y a maman ?
Tu m’interroges maintenant de ton regard perspicace.
— C’est juste….
J’hésite un peu à te dire. Mais tu as le droit de savoir.
— C’est juste que tu grandis.
Tu as 9 ans mais tu comprends. Tu as toujours compris.
— Tu voudrais que je reste petite ?
Je te souris en te serrant contre moi.
— Non ! Non, je suis contente que tu grandisses. C’est juste que je vais m’ennuyer de mon bébé…
Les larmes me montent aux yeux.
— Mais voyons maman… Je serai toujours ton bébé !
Tu as dit les bons mots. De la bonne manière. Comme je t’aime !
Je te fais promettre un tas de choses qui ne font pas encore de sens pour toi. « Promets-moi que tu me raconteras encore tes journées, que tu me laisseras entrer dans ta chambre, que j’aurai encore le droit de te serrer dans mes bras ».
Des promesses inutiles qui s’envoleront bien vite, mais qui, ce soir, me font du bien.
J’embrasse ton front. Nous disons une prière. Tu me serres fort parce que tu sais que j’en ai besoin.
Je sors de ta chambre, fébrile. Comme on l’est la veille de quelque chose de grand. D’excitant. De beau. D’un peu épeurant.
Comme on l’est à la veille d’un grand événement. Celui de te voir grandir.
À lire aussi:
Ma fille j’aimerais que tu saches…
Mon fils j’aimerais que tu saches.
Et pour rigoler un peu, le pur délice des 3 accords:
Donald Deschênes dit
Bravo Julie
Tu as dit à ta fille ce que j’aurais aimé dire à mes enfants. Je ne l’ai pas fait car je ne trouvais pas les mots pour le dire.
Lâche pas Julie, tu es tellement originale et touchante!!!
Donald
Anne-Lyse dit
Ouff super texte .On les aime nos ptits monstre. 🙂
Natacha dit
Notre plus grande a eu 10 ans cet été. Une perle de bonté, de sagesse et de responsabilité pour ses 2 petites sœurs de 7 et 2 ans, et pour nous, ses parents chanceux. Votre texte vient vraiment me chercher. Ca mets les bons mots sur ce qui s’en vient ici aussi. Ouf! Que de nostalgie…
Ton paternel dit
Désolé pour les moignons de Pierrafeu, mais sache qu’ils t’ont été transmis avec beaucoup d’amour … !!!
Julie dit
Ha! Ha! J’ai déjà entendu pire comme transmission génétique! Et comme tu m’as aussi légué ton incroyable intelligence, ton humour et ta ténacité, on peut dire que ça compense, non?
Alexandre Gagné dit
Vraiment bien écrit et touchant! Ça me fait peur moi aussi!!
Stacy dit
Comme je te comprends. Le 10 ans fesse fort pour nos aînés!!! La vie va trop vite… Cliché mais vrai! Nous ne pouvons qu’admirer ce qu’ils deviennent… De futurs petits maris et petites épouses.