— Madame, j’ai pas de mitaines.
Le mois d’octobre. Le climat coriace du Québec. Le temps froid ne s’annonce jamais vraiment… On se lève un matin et il est là!
À l’école, chaque année, les premiers de froids représentent une adaptation. Certains enfants portent encore leurs culottes courtes alors que d’autres ont sorti à la hâte le manteau d’hiver ! Le portrait, dans la cour, est assez hétéroclite.
Quand un enfant, en octobre, me dit qu’il n’a pas ses mitaines, je devine chez lui une réalité qui ressemble à la mienne. Celle d’une maman qui travaille et qui pour qui le moindre « imprévu matinal » représente une panique générale ! Une maman qui, en apercevant un matin le givre dans les fenêtres, comprend tout de suite que ce sera un dur matin.
Courir à la cave dénicher les manteaux endormis pendant la belle saison. Sortir les bottes chaudes, le sac de mitaines et de tuques et s’affairer à greyer tout notre beau monde convenablement. Pour se rendre compte assez vite que certains phénomènes mystérieux, voire paranormaux, sont survenus pendant l’été ! Les mitaines qu’on avait mises au placard deux par deux se retrouvent tout à coup célibataires! Les manches des manteaux semblent avoir raccourci, alors que les pieds des enfants ont doublé en superficie !
— Maman, je le veux pu ce manteau là, il est laite! dira un des enfants sur le pas de la porte, mettant par ses caprices toute la tribu en retard.
Alors quand un petit, en octobre, se présente à l’école sans mitaine lors des premières journées de grands froids, je ne m’affole pas! Je comprends. Je me dis que ça aurait pu être le mien et je prête mes gants à qui mieux-mieux.
Quand en décembre, lorsque les premiers flocons ont fait leur apparition, ces enfants reviennent me voir, les mains gelées, les choses sont un peu différentes.
— Madame, j’ai pas de mitaines.
J’essaie toujours de comprendre. Qu’est-ce qui peut faire que, jour après jour, un enfant vienne à l’école avec une petite veste et des espadrilles, quand le mercure frôle le zéro depuis longtemps?
Peut-être la famille vient-elle de déménager? Peut-être sont-ils perturbés par une séparation, la maladie d’un proche? Peut-être qu’un des deux parents est terrassé par la dépression? L’avocate du diable en moi tente de comprendre. Et de justifier. Peut-être font-ils partie de ces parents qui croient à tort que l’autonomie totale est à son plein potentiel passé 6 ans?
À nouveau, je prête mes gants. Les miens et ceux que je traîne maintenant dans ma poche, au cas où.
Quand en mars, un enfant ne sent plus le froid. Quand il a passé l’hiver à regarder les autres jouer parce qu’il n’avait pas de pantalons de neige. Qu’il a appris à mettre ses mains dans ses poches, gêné de demander encore qu’on lui prête des mitaines, je ne comprends plus rien.
Je me dis que ces enfants ne vivent rien que je puisse imaginer. Que leur milieu est à des années lumière de celui dans lequel évoluent mes propres enfants.
Ils vivent dans un monde où ils ne valent pas une paire de mitaine.
Un autre monde. Une autre planète. Une terre sur laquelle aucun enfant ne devrait marcher.
Au moindre inconfort, mes enfants à moi sortent les pancartes, prêts à revendiquer.
— Maman, mes bottes me piquent ! Mon zipper m’agace ! Ma tuque est trop grande ! Il y a un trou dans mon gant…
Ils s’empressent de dénoncer ces inacceptables situations, convaincus de trouver en moi des solutions rapides.
Ces enfants qui passent l’hiver sans mitaines, que disent-ils quand ils rentrent à la maison? Prennent-ils la peine de raconter à quelqu’un qu’ils ont eu froid?
Ou savent-ils trop bien qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes…
Que font-ils de leurs angoisses? De leurs mauvais rêves? Si personne ne se donne la peine de leur trouver des mitaines, est-ce que quelqu’un les écoute quand ils ont peur?
Alors, je ne prête plus seulement mes gants. Je trouve en moi tout ce que je peux leur donner d’affection. Je tente de leur construire une estime, une brique à la fois. Parce que je comprends trop bien que les mitaines ne sont que la pointe d’un immense iceberg de négligence.
Je me donne la mission, presqu’impossible, de leur faire savoir qu’ils valent la peine. J’espère qu’ils puissent comprendre qu’ils vivent sur cette planète où rien n’est normal. Qu’ils n’ont pas les mains nues parce qu’ils l’ont mérité.
Qu’il existe pour eux, quelque part, une paire de mitaine.
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Isabelle Lussier dit
Julie tu exprimes tellement bien wow bravo continue de nous faire réfléchir, toucher et rire
Stacy dit
Parce que bien souvent, être enseignant, c’est aussi prêter ses mitaines et bien plus. Et NON, ils ne sont pas payés pour ça! Ils le font parce qu’ils aiment nos enfants et que leur passion les rend trop sensible et humain pour ne rien faire. Ils militent bien plus souvent qu’à leur tour pour nos enfants, leurs droits et leur bien… et non seulement pour leur confort personnel. Encore wow… tes mots me touches et je suis sans mots face à votre réalité de tous les jours!