Se lever comme tout le monde
Aller travailler, comme tout le monde.
Entrer dans sa classe et se préparer. Mentalement. Physiquement. Sortir le matériel. S’imbiber du silence. Essayer de penser à tout, d’anticiper tout ce qui pourrait provoquer le chaos. Attendre la cloche.
Puis, commencer la course. En accueillir un. Puis un autre. Puis un autre. Puis 26.
26 humeurs différentes. Chacun leur histoire à raconter. De la toast qui a brûlé au parent qui est resté endormi. De la chicane avec la petite sœur aux mitaines oubliées dans la voiture.
Rapatrier tout ce beau monde. Se nourrir de leurs sourires. Aller vérifier le pourquoi des quelques babounes, s’assurer que ce n’est rien grave.
Les laisser s’exprimer pour que ce soit ensuite notre tour. Laisser sortir d’eux toute cette énergie matinale. Leur expliquer la journée et calmer leurs angoisses déjà bien présentes.
« Que va-t-on faire en sciences ? Irons-nous patiner en éducation physique ? Quand pourrons-nous manger la collation si la récréation est à l’intérieure ? »
Chaque réponse apaise une angoisse. Avoir envie de leur dire de relaxer, que la vie, à leur âge, est supposée être simple. Que je m’occupe de tout !
Mettre les activités en branle. Oublier le temps, faire ce qui nous passionne ! Scruter leurs visages impressionnés. Sortir nos armes secrètes et espérer inscrire dans leurs esprits des savoirs nouveaux.
Placer nos mains sur les épaules de ceux dont les pensées nous ont quitté sans que les autres n’y voient rien aller. Reconduire d’une main les enfants pour qui s’asseoir n’est pas une option. Demander, encore et encore, aux musiciens contrits d’arrêter de taper sur leurs bureaux. Trouver dans des recoins perdus de notre patience, la force de ne pas s’emporter contre ceux qui envahissent l’espace verbal, incapables d’attendre leur tour.
Tout arrêter parce que nos simagrées ne suffisent plus. Les faire bouger, sauter. Rire avec eux, parce qu’on a appris à lâcher prise. Les faire respirer, espérer que cela suffise à créer de l’espace dans leurs cerveaux encombrés.
Courir. D’un bout à l’autre de la classe. Du premier jusqu’au 26e, vouloir s’assurer qu’ils ont compris, qu’ils ont appris. Vouloir expliquer aux plus faibles, mais n’avoir que 2 minutes à leur consacrer avant que les 25 autres ne nous réclament. Se dire, encore et encore, qu’ils sont juste trop nombreux. Qu’avec un nombre raisonnable, on ferait tellement mieux ! Grommeler en silence contre les érudits sans expérience qui prétendent que le ratio prof-élève ne fait pas de différence…
S’habiller en vitesse en donnant des consignes. Attraper une carotte et retenir une envie de pipi. Veiller au silence dans le corridor, réprimander toujours les mêmes et féliciter les autres. Sortir en trombe, suivi d’un troupeau d’enfants qui ont besoin d’air frais. Savourer une seconde la douceur de l’air avant de résoudre un premier conflit.
Se rappeler qu’ils ont tout à apprendre. Qu’il faut prendre le temps. Sourire en les voyant s’excuser et trouver des solutions. Avoir envie d’attraper une carpette et de glisser avec eux. Se laisser tenter et les voir rire. Intervenir en vitesse parce qu’une bataille a éclaté. Vouloir garder un œil sur nos petits plus vulnérables, mais finir souvent la récréation sans y être arrivé.
Revenir en classe. Négliger notre vessie au point de ne plus la sentir. Reprendre la ronde, avec la même passion. Éclater de rire, s’émerveiller devant leur vision du monde.
Les amener aux toilettes et garder notre propre pipi pour la fin. Les laisser dîner en espérant reprendre notre souffle.
Manger avec les collègues ou dans le noir, la porte fermée. Savoir que la prochaine cloche n’est pas loin et se presser de tout préparer. Répondre aux messages des parents qui pensent à leur petit, devant leur poste de travail. Sourire en se disant qu’on a de la chance de ne pas passer la journée assis devant un ordinateur.
Foncer dans l’après-midi et voir les enfants s’agiter, de minute en minute. Sortir un livre pour les calmer et voir la magie des mots opérer. Gérer une soudaine explosion de colère. Reconduire l’enfant en retrait pour qu’il se calme. Reprendre l’histoire. Constater que ça ne suffit pas. Rêver d’être psychologue. Reconduire l’enfant de le corridor et espérer que l’éducatrice trouve une minute pour s’en occuper. Continuer l’histoire en tentant d’ignorer les coups de pieds dans la porte. Avoir de la compassion pour les enfants qui n’arrivent plus à se concentrer.
Préparer les sacs, les communications, distribuer des livrets et des collants sur les feuilles de motivation. Vérifier les signatures, ramasser les travaux et, à chaque fois, avoir l’impression que l’horloge a triché. Avoir envie d’être sourd pour ne plus entendre le bruit. Se faire prendre par la cloche et dire au revoir en vitesse.
Accueillir les câlins de départ avec soulagement. Ramasser les mitaines, les cache-cous et les petits plats éparpillés sur le sol.
Entrer dans sa classe et s’efforcer de ne pas regarder le plancher. S’assoir à l’ordinateur et pousser un soupir. Avoir mal aux pieds et au dos, le cerveau en compote et les nerfs abîmés. Mais se dire qu’il n’existe pas d’autre profession où les journées passent si vite et se ressemblent si peu.
Rester figé devant le clavier en essayant de récupérer notre cerveau. La prochaine journée reste encore à planifier. Les examens, à être corrigés. Les comités, à être convoqués.
Rentrer à la maison en chassant l’idée, qui nous obsède un peu, qu’entre 5 et 10 de nos heures hebdomadaires de travail ne nous seront pas payées. Vouloir se contenter. Ne pas y arriver. Se demander pourquoi, comment on a pu l’accepter ? Essayer de trouver d’autres professions où les gens travaillent sans être payés et avec si peu de soutien.
Exiger le silence à nos enfants qui chahutent dans la voiture. Se réfugier dans les bras de l’homme et vouloir y rester. S’attaquer à chaque bruit de la maison, en quête de silence absolu. Se sentir en panique jusqu’à ce qu’on s’arrête assez pour laisser l’adrénaline redescendre.
Réaliser qu’on a survécu. Et qu’on recommencera demain.
S’endormir en rêvant juste d’en avoir moins. Penser à tous les projets que l’on ferait avec eux s’ils étaient 15 ou 18. En imaginer tous les détails avec délectation. Avoir une pensée pour les petits qui nous inquiètent.
Prier. Faire le vide. S’endormir.
Et recommencer…
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Ce que les profs ne peuvent pas faire.
Simon b dit
Wow quel beau texte ! Je suis enseignant au secondaire depuis 19 ans et papa d’une petite fille d’un an et je me reconnais à travers ton texte ! En faire toujours plus sans être reconnu. Une passion tout aussi présente année après année. Un appui des parents et surtout des directions de plus en plus limité. Tu fais réfléchir et c’est agréable de voir la passion à travers ton texte !
DIANE M. dit
BRAVO, NE LACHE PAS, IL Y A BEAUCOUP D’AUTRE ENFANT QUI VONT AVOIR BESOIN D’ENSEIGNANT(E) COMME TOI.JE SAIS QUE TU AS DE LA PRATIQUE A LA MAISON. TU M’IMPRESSIONNE. MERCI!!!
Lise g dit
Mais il y aura toujours ce sourire d’un bout de chou qui à à travers parfois des larmes qui nous fera donner ou souffler un bisou qui ramènera des yeux pétillants ,,,,,,,
Madelaine Michaud dit
Je suis à la retraite de l’enseignement depuis plusieurs années et j’ai reconnu, dans votre texte, toute la passion nécessaire pour être bien dans ce rôle magnifique de l’enseignante. Vous décrivez si bien le travail, que dis-je, la réalité d’une journée ordinaire mais différente à chaque jour. Je m’ennuie encore quelques fois de ce rythme si rempli et j’admire toutes celles qui osent encore s’impliquer dans l’éducation des jeunes de notre société. Elles sont nécessaire et combien précieuses. Merci pour ce très joli texte que ma fille, enseignante, vient de me faire découvrir.
Johanne McGuire dit
Ouf! Je me demande comment j’ai fait pour survivre dans ce feu roulant qu’est l’ensei gnement au primaire! Je profite de ma première année à la retraite!
Bonne semaine des enseignantes au primaire!
Johanne
Véronique dit
J’ai la chance d’être dans une classe de seulement 16 élèves cette année (milieu défavorisé). Ta description représente exactement ce que je vis quotidiennement, mise à part que j’ai le sentiment, pour la première fois depuis 6 années en enseignement, d’être compétente dans mon travail. D’avoir un peu plus de temps pour chaque élève.
Je corrige quand même à la maison et je ne réussis pas à tout faire en une journée, malgré que j’arrive 1h30 avant les élèves tous les matin. Je termine souvent mes journées à bout de souffle après avoir fait les suivis des élèves qui ont des problématiques plus sérieuses. Mais, je le répète, j’ai plus de temps à consacrer à chacun de mes élèves quand je suis avec eux, et je considère que ça fait toute la différence au monde!
Francine Michaud dit
J’aimerais vous dire merci de si bien décrire nos journées, mais d’une telle façon que l’on ressent la passion qui y est encore. Le texte est beau, imagé et positif tout en restant réaliste et dénonçant quand même les besoins.
Anne-Ma dit
Je seconde. Magnifique texte empreint de réalisme, d’implication, de saisir le moment et de tellllllement de dévouement. J’aimerais dont que le ministre de l’éducation le lise avec attention. Chapeau à vous, cher(e)s enseignant(e)s, vous avez ma totale admiration et mon appui pour rendre votre quotidien plus serein et plus humain.
Lisanne Lessard dit
Très beau texte. J’ajouterais pour ma part se réveiller la nuit pour tenter de résoudre une situation qui me dérange ou de prévoir un nouveau projet qui vient de m’apparaitre. Essayer de retrouver le sommeil lorsque mon petit hamster roule à 100km/h, c’est pas toujours facile et les effets se font parfois ressentir le lendemain. Mais malgré tout, à tous les jours, je trouve encore l’énergie pour continuer de mettre des étoiles dans les yeux de mes élèves.
Julie Breton dit
Excellent article qui décrit si bien nos journées. Étant à la retraite depuis peu, je réalise encore davantage le rythme effréné qu’on s’inflige. Mais comme vous dites, on voudrait pas faire autre chose, on est des passionnés de l’humain et on carbure au plaisir d’être avec ces petits êtres qui nous apprennent tant de choses sur la vie. Merci pour vos écrits, c’est un délice chaque fois de vous lire !