Tu n’as pas le droit d’être malade!
Une phrase qu’on entend souvent dans un bon nombre de professions. Les enseignants n’y échappent pas. Une façon comme une autre de nous dire que notre travail est apprécié. C’est flatteur, d’accord. Mais c’est aussi une phrase dangereuse.
Sous ces quelques mots repose une pression malsaine qui fait rapidement son chemin en nous! Alors qu’on avait déjà commencé à se croire indispensable, cette petite « phrase qui tue » vient rapidement valider notre analyse : Sans moi, plus rien n’existe!
Sans moi, professeur au primaire, les enfants inventent des tours inimaginables. Suspendent leurs camarades sur les crochets du vestiaire et se cachent dans les toilettes. Entreprennent de sublimes œuvres d’art sur leur pupitre. Cachent les pantalons de neige de leur voisin.
Sans moi, le travail n’est pas fait comme il se doit. Les élèves se mettent soudain à écrire comme des enfants de trois ans, oublient qu’ils doivent utiliser leur crayon de plomb, noircissent leurs pages d’innombrables gribouillis. Les bureaux se remplissent de déchets et de feuilles chiffonnées.
Non mais c’est vrai, sans moi, c’est l’apocalypse! Les enfants laissent leurs cahiers de devoirs dans leur bureau, oublient leur sac d’école sur le crochet, ne mangent pas leurs collations.
Sans moi, les communications ne se rendent pas à la secrétaire, les objets perdus se multiplient et envahissent l’école, les corridors sont bruyants et les batailles plus nombreuses.
Sans moi, comble de l’horreur, l’horaire de la journée est complètement chamboulé! Tout le monde oublie de lever la main pour parler et les enfants semblent avoir oublié toutes les règles si souvent répétées.
Non, c’est clair. Je ne peux pas m’absenter.
Pas le droit d’être malade. Ça règle la question quand on se lève avec un mal de ventre ou qu’on vit une épreuve difficile qui mériterait quelques jours à la maison. Le dossier est vite réglé, on n’a pas le droit!
On finit par y croire…
Jusqu’à ce que notre conjoint (ou tout autre personne bien intentionnée) nous ramène les pieds sur terre.
– Ben voyons! As-tu fini de te prendre pour le nombril du monde!?
C’est ce que m’a dit le mien, à bout de patience, alors que je refusais systématiquement de prendre congé malgré mes nerfs à vif et mes propres enfants mal en point.
– Décroche! Personne ne va en mourir si tu manques une journée!
J’ai essayé de lui expliquer. Lui ai énuméré avec passion la liste ci-haut des catastrophes à prévoir.
Puis, j’ai dû me rendre à l’évidence :
On ne meurt pas d’avoir oublié son sac à l’école! Quand on barbouille sur son pupitre, on le nettoie le lendemain. Aucun décès attribuable à du désordre dans un bureau n’a été rapporté récemment? Ni pour une bataille de plus dans la cour ou un pantalon égaré…
Ce fut le choc. Le constat. JE NE SUIS PAS INDISPENSABLE!!!
Je me suis alors remise à respirer!
Une année où l’on m’avait confié un groupe particulièrement turbulent et nombreux, on m’a reproché un jour de ne pas avoir demandé DEUX suppléantes pour me remplacer!
– JULIE, tu ne peux pas faire vivre ça à une suppléante, ça n’a pas de bon sens! Te faire remplacer par une seule personne! Elle a vécu un calvaire la pauvre…
Je suis demeurée perplexe.
Valorisée, assurément. Mais une question légitime m’est venue très rapidement :
Mais que croyez-vous que je vis, moi, le reste de l’année?!
Les 194 autres journées, celles où je ne suis pas absente? Je ne suis pas deux! Je suis toute seule!
Est-ce qu’une suppléante ne pourrait pas, payée à salaire égal, chausser mes souliers pour une journée? Une seule!
Ceux qui me connaissent le savent, je suis en mode décompression depuis déjà quelques années…
Quand la pression fait des ravages, quand on se sait au bord du gouffre, je pense que de se savoir « remplaçable » est une étape importante pour arriver à poursuivre notre route.
Je discute souvent avec mes collègues. Une enseignante de musique qui est la seule à connaître les dessous du spectacle de Noël en préparation. Une enseignante de maternelle sans qui certains élèves sont complètement déstabilisés. Une secrétaire qui est la seule à connaître les rouages du système informatique qui soutien toute l’école. Pire, un membre de la direction pour qui confier ses tâches à une tierce personne relève d’un exploit olympique!
Ils ont tous cette impression, très forte, de ne pas avoir le choix. Ils doivent tenir la route, microbe ou pas, problèmes familiaux ou pas…
Mais avant même d’être un directeur, une enseignante, une secrétaire, nous sommes d’abord des êtres humains. Parfois forts, parfois fragiles.
Vulnérables.
Il faut savoir s’arrêter suffisamment tôt pour être ensuite en mesure de se relever.
J’en suis persuadée. Accepter de manquer une journée ici et là quand on en sent le besoin peut nous éviter d’avoir à partir contre notre gré pour plusieurs semaines en épuisement. On l’apprend souvent à la dure.
Qu’arrivera-t-il alors si on commence à lâcher prise?
Quelques avions de papier voleront dans la classe. Quelques travaux prendront du retard. Mais il y aura toujours moyen de faire en sorte que la terre continue de tourner…
Quand un collègue nous quitte, on se demande souvent comment il sera possible de le remplacer. Lui qui gérait le comité social avec brio, fabriquait les décors pour les spectacles, s’occupait des équipes sportives. Et pourtant, on finit toujours par se remettre sur les rails, parfois en prenant quelques virages différents, mais la vie continue, assurément.
On en profite même souvent pour dénicher de nouvelles perles inspirantes, de nouveaux talents.
Il y avait un avant moi dans mon école. Il y aura tout aussi certainement un après moi. Et il en est de même pour chacun de nous.
Je m’en confesse, il m’est arrivé dans le passé de porter des jugements sur ceux qui, en pleine année scolaire, partaient dans le Sud avec leurs enfants. Franchement, ils pourraient attendre les vacances! que je me disais. Puis, les choses ont changé.
Et voilà que la semaine dernière, nous avons entassé nos trois enfants dans un avion, direction Punta Cana. En pleine semaine d’école.
Bien sûr, j’ai dû jongler avec une certaine dose de culpabilité : abandonner mes petits élèves une semaine! Qu’allaient en penser les parents? La direction? Mes collègues? Mais je peux vous garantir que mes doutes ont rapidement été éjectés lorsque j’ai constaté avec émerveillement le bien que ça nous faisait, à tous les cinq, de se retrouver ensemble. Loin de ce monde qui court. Faire goûter à nos enfants le bonheur d’avoir deux parents sans stress et sans pression. Il me faudrait un livre complet pour vous raconter tous les instants magiques. De mon petit de trois ans qui ne cessait de répéter : Ma famille! Ma famille! Ma sœur! Mon frère! à mon plus grand qui contemplait les « lucioles » de la ville par le hublot de l’avion…
Et pendant ce temps, dans ma classe de 2e année, le monde a continué de tourner. Il n’a pas tourné comme d’habitude. Mais il a tourné.
Se faire dire qu’on est irremplaçable peut faire du bien à l’ego un instant. Mais étrangement, se faire dire qu’on ne l’est pas peut parfois nous aider bien davantage.
À mes collègues et à tous ceux qui sentent l’urgence d’une décompression, sachez-le bien et prenez-en bonne note : personne, PERSONNE n’est irremplaçable…
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Guy Vandal dit
À mon âge, je me rends compte que je suis passé par des moments où rien ne laissait présager que la terre continuerait de tourner en mon absence. Je suis passer aussi par des instants où je croyais qu’elle tournerait mieux en mon absence.
Je constate que j’ai eu deux gros avertissements dans ma vie où cette même vie m’a rappelé que je n’était pas indispensable à son bon roulement, la première fois lorsque j’ai été hospitalisé pour presque deux semaines et la deuxième fois lorsque j’ai perdu mon emploi.
Maintenant que je sais que je ne suis pas irremplaçable, la dynamique de mon cerveau ne s’en porte que mieux.
Rachel dit
Bravo Julie! Tu as bien fais de prendre des vacances! Oubli la culpabilité et ce que le monde en pense, si on a pas la santé de l’âme et du corps on ne peut pas faire un bon travail. Prends soin de toi et de ta famille en premier! J’ai vécu ça il y a quelques années moi aussi et j’ai finalement appris à décrocher! Depuis ce temps je travaille mieux et je me sens mieux! 🙂 Merci pour ton partage!
Roseline Jarry dit
Bravo, très heureuse que tu es accepter de prendre ce temps pour toi et ta famille. Malgré que tu as manqué à ma fille c’est vrai nous ne sommes pas irremplaçable. Je n’arrive pas à m’en dégager comme toi pour l’instant mais ça viendra. En fait j’espère, car quand on est infirmière on se sent tellement responsable de caller malade, de ne pas accepter le temps supplémentaire car on a juste d’autre chose à faire! J’espère de tout coeur que tu as bien profité et sans culpabilité de cette petite pause santé.
Julie dit
Merci beaucoup Roseline! Venant d’un parent d’élève… C’est vraiment apprécié! J’espère que tu pourras faire ton chemin dans le même sens. Assurément, les infirmières doivent avoir aussi une très grande pression sur les épaules.
yolande dufour dit
JOYEUX NOEL et que 2015 soit une année de justice, de paix et d’amour!
Que la SANTÉ accompagne toute ta belle famille sur cette route souvent sinueuse, mais combien passionnante qu’est la Vie!
Deux mille ans après, la naissance de Jésus est toujours actuelle
et nous remplit d’action de grâce.
la mere veilleuse
Syndie dit
Toujours aussi inspirante!
J’avoue avoir un grand problème avec cette idée d’être irremplaçable… Je me laisse rarement le choix de manquer… Quand je me suis séparée, en plein début d’année scolaire, jamais je n’aurais songé à me faire remplacer plus d’une journée! Même chose quand ma famille a vécu un gros drame en début d’année… Voyons dont, je ne pouvais pas faire ça à mes élèves…
Puis mon corps m’a envoyé un signal et je n’ai juste pas eu le choix! Incapable de faire 2 pas dans le corridor, je ne dépliais plus, mon dos ne suivait plus la route… Je me suis quand même convaincue de rentrer… Mais je n’ai pas eu le choix de retourner chez moi… Je me souviens que c’était un jeudi… Le vendredi je ne pouvais pas marcher… J’ai donc du prendre 1 jour et demi de congé… Ouf… Quand je suis revenue le lundi tout était beau… La vie avait continué de tourner…
Je dois me parler pour me dire que j’ai le droit d’arrêter! Heureusement que j’ai une incroyable collègue inspirante 😉 qui me résonne de temps à autres 😛 J’ai même pris une demi journée de congé pour moi-même cette année… Juste pour prendre un temps tranquille, pour se reposer en famille!!!
Dans tous les cas, la partie n’Est pas gagnée à 100% mais j’en suis déjà à me dire que oui, un jour je pourrai partir une semaine dans le sud… Et pas en été! Mais oui, pendant l’année scolaire… Pendant cet hiver interminable hihihi!
Alors chère amie, merci de partager ton expérience avec tes autres collègues et de nous faire réfléchir de cette façon!!! Peut-être te dis-tu que tu es irremplaçable, mais moi je dirais que tu es plutôt précieuse! 🙂