À première vue, c’est un désastre. C’est sans équivoque, une véritable catastrophe. Mon fils, mon garçon spécial, dans l’équipe de soccer…
Je ne saurais pas dire ce qui est le plus pénible : avoir à encourager chaque fois son anti-performance, ou devoir constater qu’il est complètement inconscient de son propre désastre. Parce que lui, il est fier, il se trouve bon ! Il me dit « Maman, j’ai bien joué, hein ? » et je secoue la tête à l’oblique, pour que ce ne soit ni un oui, ni un non. Une ambiguïté nécessaire pour préserver son estime fragile.
En vérité, je comprends mal pourquoi il a eu envie de récidiver cette année. En le regardant jouer, il semble évident que le ballon noir et blanc ne l’intéresse pas particulièrement. De toute évidence, il n’y joue pas sa vie ! Chaque fleur, chaque papillon, chaque bout de gazon lui parait plus important que le jeu qui l’occupe. Il fait un arrêt après l’autre pour humer une fleur ou tâter un bout de bâton trouvé sur le terrain.
— Allez garçon, retourne au jeu !
En bonne maman, je le ramène à l’ordre. Assumant devant tous que oui, ce petit lunatique qui n’a pas l’air de comprendre le jeu, c’est le mien.
Il se retourne vers moi et repart, en gambadant.
— Regarde le ballon ! lui dis-je.
Il m’envoie alors un bisou soufflé avant de lever la tête pour repérer « l’insignifiante chose » qui garde pourtant bien occupés les autres membres de son équipe. Il court sans regarder devant lui. Il me regarde, moi, et m’offre un sourire fier. Je grimace en le voyant passer à un poil de foncer dans son coéquipier.
Il rejoint les autres et un petit espoir jaillit dans mes tripes. Peut-être se mettra-t-il au jeu ? Frappera-t-il ce damné ballon ? Il court autour du troupeau, le ballon passe tout près de lui. Il le regarde passer, s’approche doucement. Trop doucement pour avoir le temps d’y toucher. Il lève la tête et je le vois qui contemple les nuages.
— Frappe-le, crié-je de nouveau, allez frappe-le !
Je constate que quelques parents se tournent vers moi. Je sens le besoin de préciser :
— Frappe le ballon !
Le ballon, bien sûr. Pas les joueurs.
Il m’a entendu. Il me regarde et m’envoie de nouveau un bisou. Cette fois, il semble plus déterminé. Il s’approche de la balle et y assène un pas si mal coup de pied ! Ses copains le foudroient du regard. C’est qu’il a frappé dans la mauvaise direction…
Enfin, son coach le ramène au banc. Je soupire de soulagement. Une pause pour mon cœur de mère. Il ne s’assoit pas avec les autres. Il s’assoit par terre. Il a un projet. Il creuse un labyrinthe dans le sable. Il est heureux. Il lève la tête régulièrement pour me sourire.
Alors que tout ça me semblait désastreux il y a juste un instant, je me surprends, dans un élan d’affection, à le trouver soudainement tout à fait merveilleux.
Après tout, cette faculté à occulter le regard des autres, à se satisfaire d’avoir couru, d’avoir pris l’air sans chercher à performer… Cet émerveillement pour la nature, pour le vent et les papillons… N’est-ce pas merveilleux?
Mes yeux de maman se mouillent. Mon cœur de maman se gonfle. Je suis soudain tellement fière d’être la maman de l’enfant spécial. Ses qualités me sautent au visage en rafale. Il est si créatif. Il est ingénieux.
Ses désastres, jamais mal intentionnés, cachent presque toujours du merveilleux. Ses constructions en papier de toilette mouillées témoignent de sa créativité. Sa patinoire faite sur le plancher de bois du sous-sol avec du shampoing prouve sa débrouillardise et son sens du jeu. L’œuvre d’art sculptée dans une vieille gomme qu’il me tend démontre qu’il peut voir la beauté partout. Et le magnifique message sculpté au caillou à la grandeur de ma voiture… Ouin, j’arrive moins à trouver le merveilleux dans celle-là.
Mais n’empêche. Il pourrait frapper ce damné ballon et jouer aux légos comme les autres !.. Il n’est pas comme ça. C’est un enfant spécial. Un enfant magique.
Son coach le renvoie au jeu. Cette fois, je reste calme. Ça me dérange moins tout à coup. Il observe avec fascination le mouvement de ses propres souliers pendant qu’il court. J’attrape son regard et je lève mon pouce dans sa direction pour qu’il me voit bien. Il sourit de nouveau. Il est content, il a mon approbation. Il peut continuer de gambader à sa guise sur le terrain de soccer.
Dans mon esprit jaillissent alors les visages de plusieurs enfants magiques que j’ai côtoyés à l’école, dans ma classe. Tout comme le soccer ne convient pas à mon fils, l’école ne convient pas à plusieurs de ces enfants. Le désastre est évident. On voit leurs mauvaises notes, leur incapacité à rester en place, leurs faibles habiletés sociales. Et pourtant, on pourrait aussi y voir du merveilleux. Le merveilleux d’un enfant qui crée et imagine constamment. Qui invente sa propre langue, qui se satisfait de la solitude. D’un enfant qui ne demande pas grand-chose en fait, qui réclame seulement la liberté d’être ce qu’il est, de gambader en observant des nuages…
Dans la voiture, sur le chemin du retour, j’interroge mon fils.
— Dis-moi, pourquoi tu aimes jouer au soccer ?
— Parce qu’on s’amuse maman, me répond-t-il spontanément. Le temps passe vite, ça veut dire qu’on s’amuse…
C’est lui qui a raison. On s’amuse quand on oublie un instant le regard des autres. On s’amuse quand on a la permission d’être soi-même. On s’amuse quand les gens qui nous aiment nous supportent et sont fiers de nous.
Demain, j’irai travailler avec cette pensée. Pour que les enfants magiques de ma classe puissent répondre à leurs parents qui s’interrogent:
— J’aime l’école parce qu’on s’amuse maman… Le temps passe vite, on s’amuse.
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Bravo encore Julie.
Si tous les adultes pouvaient aimer et respecter chaque enfant comme tu le fais si bien,
La vie serait moins cruel pour nos chers enfants.
Le respect dans leur différence et leur rythme faut toute la nuance.
Bonjour Julie ! La conclusion de votre article est juste, votre enfant est magique. Le désastre, c’est notre société qui a perdu de vue ce qu’est un enfant. Je reste toutefois inquiète pour votre fils. Quel âge a-t-il ?
En tant que mère et enseignante au préscolaire depuis les 15 dernières années et auparavant 20 en 1ère année, je trouve qu’on oublie très souvent de respecter l’enfant là où il est rendu dans son développement. On croit à tort que c’est un adulte miniature et qu’il est neurologiquement capable des mêmes choses que les plus grands. Et on brise la magie en eux en tirant sur eux comme si on demandait à la plante de donner ses fleurs alors qu’elle est encore au stade d’édifier sa tige et ses feuilles. Je vois que vous avez l’amour des enfants et une grande sensibilité à leurs beautés. J’ose espérer que votre fils ne sera pas un enfant écorché comme tant d’autres. Les enseignants dans nos classes, ce sont eux. C’est d’eux dont on devrait s’inspirer pour savoir et voir surtout de quoi ils ont besoin pour s’épanouir. La société ne s’en porterait que mieux !
Julie Breton
j’aime 😉
Beau texte Julie!
Une autre belle tranche de vie tellement vraie, tellement précieuse qui mérite une attention, une réalisation personnelle particulière.
C’est toujours un plaisir et parfois une humble leçon de te lire.
Merci de nous partager ces tranches de ta vie et celle de ta famille…