Imaginez une poignée d’adultes et de nombreux enfants coincés au fond d’un puits. Avec quelques vivres, très peu, juste ce qu’il faut pour survivre. Ils appellent à l’aide pour qu’on les sorte de là.
Leurs cris s’évanouissent dans l’air de longues minutes durant.
Personne ne vient. Les grands nourrissent les enfants du mieux qu’ils peuvent, entre deux appels à l’aide. Quand la nuit vient, ils retirent leurs vestes et en couvre les plus petits. Ceux qui tremblent le plus. Quand finalement, au point du jour, un homme passe par là et se penche au-dessus de leur abîme, ils se réjouissent, se croyant sauvés! Ils ont été repérés, forcément on leur enverra une corde, une échelle. Au mieux, un hélicoptère! Au pire, des vivres et des vêtements supplémentaires. L’homme les regarde une seconde et s’écrie aussitôt :
– Les enfants ont froid! Comment se fait-il que vous ne leur ayez pas donné vos chandails et vos chaussettes!?
Les adultes se regardent, perplexes .
– Nous leur avons donné nos vestes, répondent-ils sans trop comprendre.
L’homme les regarde alors, d’un air accusateur.
– Dorénavant, vous leur donnerez aussi vos chandails et vos chaussettes!
Du fond de leur trou, les adultes sont stupéfaits. Et la corde? Et l’échelle? L’homme est déjà parti. Il a passé son chemin. Sans oublier de les faire sentir coupables et misérables au passage.
Il y a maintenant longtemps que les enseignants crient du fond de leur trou. Mais ce qu’on oublie souvent, c’est qu’ils ne crient pas tellement pour eux.
Ils crient surtout pour William, pour qui vivre en groupe représente une angoisse et un défi de chaque instant. Lui qui aurait dû évoluer dans un petit groupe de 4 ou 5 enfants et qui s’est retrouvé dans un troupeau de 25. Lui à qui on avait promis du soutien et qui, finalement, doit se débrouiller par lui-même. Lui pour qui apprendre à compter, lire et cuisiner représenteront les défis d’une vie entière ou pour qui l’hyper-stimulation du milieu scolaire s’avère carrément douloureuse. Son enseignant ne peut même pas nommer sa différence. Il effleure à peine ses besoins. Où sont les neuro-psychologues? Où sont les classes plus petites, les éducateurs, ceux qui pourraient lui rendre l’école supportable? Profitable.
Ils crient pour Émilie, qui nage dans une étendue de vie sans repères et sans règle. Qui vogue d’une famille à l’autre sans s’accrocher à personne. Qui ne pleure pas, parce qu’elle ne sait plus trop comment faire. Qui n’apprend pas très vite parce que sa peine a accaparé la presque totalité de son cerveau. Émilie dont l’enseignante aimerait s’occuper, mais à qui elle ne peut consacrer que le 1\25 de son temps. Ils demandent quelqu’un qui prendrait soin d’elle. Ses cris se perdent dans le néant.
Ils crient pour Laura dont les difficultés académiques et sociales les dépassent. Elle dont l’impulsivité débordante a depuis longtemps pris le contrôle. Lorsqu’ils tentent de s’attaquer au problème, ils manquent de tout. De crédibilité. De temps. De moyens. Ils se tournent vers les parents, eux aussi délaissés par le système public. Et qu’arrive-t-il quand les parents sont eux aussi souffrants? Ou quand ils sont le nœud du problème? Quand ils ne veulent pas voir. Ne peuvent pas voir. Rien. Il n’arrive rien. Un rien qui fait mal. Bien sûr, on blâmera les enseignants pour le faible rendement de Laura. Même si, depuis le tout début, ils auront clamé haut et fort son besoin. Auront attendu des renforts qui ne viendront jamais.
Du fond de leur trou, les enseignants se culpabilisent, rongés par l’impuissance.
Ils s’insurgent devant des mesures qui n’aident personnes et coûtent cher en temps et en argent. Pour ne pas les nommer, ils pestent entre autres contre les insipides formulaires anti-intimidation! On a fait de cette réalité grave et difficile un vrai running-gag! Qu’est-ce que Mathis en a à faire de nos interminables poussages de crayons, lui qui voudrait devenir invisible pour qu’on le laisse tranquille! L’intimidation naît le plus souvent d’un manque d’estime de soi. Plutôt que de remplir des formulaires, il faut travailler à l’estime des enfants. Où sont les intervenants qui travailleraient en ce sens, s’infiltreraient dans les familles. À quand les groupes moins nombreux et les programmes plus souples qui leur permettraient de s’accomplir?
Les enseignants crient à l’aide pour les petits dont le cerveau fonctionne autrement et qui, pourtant, doivent constamment être comparés à leurs collègues avec lesquelles l’écart de performance est si grand, qu’il ne restera bientôt que quelques miettes de leur estime sur le plancher.
Et quand enfin les gens du ministère se penchent sur le dossier de l’éducation, quand enfin ils jettent un bref regard vers nous, ils n’entendent rien de nos appels. Ils se contentent de nous dire, ironiquement, que 32 heures n’est pas suffisant. Que 35 serait vraiment plus acceptable!
Vous avez donné votre veste, donnez votre chemise maintenant. La vraie insulte ne concerne pas nos heures de travail. La vraie insulte, c’est de demander à des travailleurs de faire 35 heures alors qu’ils en font 45 depuis longtemps. C’est de nier outrageusement le travail qu’ils font déjà.
La vraie insulte, c’est de faire croire à la population que les enseignants crient pour eux-mêmes et de laisser, du même coup, tous les enfants au fond du trou.
La vraie insulte, ce sont les animateurs de radio qui n’y comprennent rien et qui demandent candidement en onde :
» Mais voyons, 35 heures de travail ce n’est pas beaucoup! Mais de quoi diantre les enseignants se plaignent-ils? »
Comme s’ils n’avaient rien entendu de nos appels à l’aide depuis tout ce temps. Comme si personne ne voulait comprendre l’origine de nos mugissements.
La vraie insulte, c’est de se retrouver à bout de voix sans avoir été entendu. C’est de ne voir personne, aucun complet-cravate parcourir nos couloirs et questionner ceux qui sont dans le cœur de l’action.
Il n’y a pas d’argent? Soit. Nous comprenons. Ça veut dire que chaque cent compte. Comment alors peut-on se permettre de les dépenser sans nous consulter, nous qui savons. D’acheter des tableaux blancs interactifs à tout le monde, y compris à ceux qui n’en veulent pas, et de couper en retour dans l’aide aux devoirs!
Ce ne sont pas les chiffres qui nous font rugir, c’est le manque d’humanité. De ressources.
La vraie insulte, c’est William, Émilie Laura et Mathis qui la reçoivent en pleine face.
La vraie insulte, pour nous les enseignants, c’est de devoir patauger, encore et encore, dans l’impuissance.
À voir aussi:
Quand les coupures portent des noms
L’entrevue de Émile Proulx Cloutier à Pénéloppe Mcquade
Le dossier « Si l’école était importante » de Patrick Lagacé
Julie Chamberland dit
Quel texte touchant, vibrant et qui exprime très bien la réalité. Bravo et merci!
Josée M. dit
Oh Julie!
Un grand merci, du fond du coeur. Je suis enseignante en adaptIon scolaire depuis 28 ans et oui, je me sens dans le fonds du puits avec mes merveilleux élèves qui ne demandent qu’un peu d’aide pour s’épanouir à leur plein potentiel.
Merci d’écrire ce que nosu pensons tous dans le fonds de notre puits.
Mylene Potvin dit
Magnifique! Je n’ai rien lu de plus vrai et touchant. Mon souhait serait que quelqu’un le lise en onde à la radio ou à la télé. Le public ne sait pas et ne s’informe pas. Ma désillusion de l’été:une nouvelle connaissance à moi me disait récemment que n’ayant aucune personne de son entourage travaillant de le milieu, elle venait de comprendre ce qu’était réellement le fardeau des enseignants… Une amie éduquée, qui a des enfants à l’école… (soupir de découragement!)
Merci encore!
Julie dit
Merci Mylène. Je suis moi aussi souvent surprise de voir à quel point les gens ne s’imaginent pas ce qu’implique notre travail. Et pour ce qui est de lire cet article dans les médias, ne vous gênez pas pour le leur envoyer, qui sait, il se peut qu’ils y portent attention…
Brigitte dit
Mais qui vous a forcé à choisir cette profession? Personne j’imagine… Moi aussi c’est pas toujours facile à mon travail, mais je l’ai choisi et j’assume. Quand je serait trop tannée, je pourrai toujours aller voir ailleurs.
Julie dit
Hum… Donc, si je comprends bien, vous solution serait que les adultes qui se sentent inconfortables au fond de ce trou y laissent les enfants et se tirent en vitesse… Honnêtement, je ne suis pas une fan de cette option. Bien sûr que nous choisissons cette profession. Bien sûr que certains la délaissent lorsqu’ils ne s’en sentent plus la force. Mais malheureusement, ceux qui quittent le font rarement par choix, plus souvent parce qu’ils se sont rendus malades. Pour ma part, tant que je le pourrai et que je m’y sentirai adéquate, je choisis de rester avec les enfants et de me battre pour eux. Dans mon métier, c’est ce qu’on appelle « la passion ». Ce n’est pas obligatoire, mais c’est généralement une bonne chose.
Helen Hayes Desjardins dit
Bravo Julie de dire haut et fort ce qui se passe dans vos classes!!
Merci de nous partagez vos inquiétudes et angoisses pour nos petits!!!
Je sais que comme parents ou même grands-parents nous sommes pas très pesants dans la balance des décisions gouvernementales!!!!
Je souhaite quand même à tous les profs une très bonne année scolaire!!!
Et moi la grand -mère que je suis , je demande à Dieu de susciter des réflexions intelligentes et réfléchis aux hommes et femmes qui font les choix !!!!
Puisses nos enfants qui seront nos prochains adultes ,la relève de demain
Devenir malgré tout obstacles des gens de cœur !!!
Que vous chers professeurs soyez les exemples de ces petits êtres que nous portons tous dans nos cœurs!
Je sais que vous êtes des gens de cœurs !!!!
Je vous souhaite quand même une année remplis d’harmonie!,de paix et surtout de plaisir!!!malgre la lourde tâche que vous portez!!!!
Que Dieu vous bénisse abondamment et réponde aux cris d’urgence!!!!
Josée Paquet dit
Tellement vrai! Et tellement frustrant à la fois! J’ai aussi 3 enfants dont un fils TDAh-dyspraxique qui recommence sa 1re secondaire. Si au primaire je devais chercher un peu d’aide (mais pas trop, j’ai eu de la chance), il en fut tout autrement lors du passage au secondaire, où il a été laissé littéralement à lui-même. Des enseignants débordés, qui ne pouvaient pas s’occuper de mon fils adéquatement; d’autres qui n’ont pas pris le temps de lire son PI et qui ignoraient jusqu’à ses difficultés. Par chance, la plupart de ses enseignants l’aidaient du mieux qu’ils le pouvaient, mais cela n’a pas été suffisant. Fiston s’est découragé et désintéressé de ses études, ce qui n’a certes pas aidé ses notes.
Presque pas de communication, on ne retournait pas mes courriels de demandes de suivi et dans lesquels j’offrais ma pleine collaboration. Des mesures mises en place après les Fêtes, une rencontre avec la direction…le 17 juin!
Des spécialistes (ergo et orthopédagogue) vues au privé car évidemment, ils sont déjà rares dans les écoles primaires, au secondaire ils le sont encore plus! Je ne compte plus mes heures supplémentaires pour pouvoir lui payer ces spécialistes, dont mon assurance n’a pratiquement rien remboursé… et les parents qui n’ont pas les moyens de payer 100$/h chaque semaine? Ils sont bien souvent laissés à eux-mêmes et j’ai une pensée pour eux…
La très grande majorité des enseignants font des pieds et des mains avec pas grand chose, et qui doivent subir les remontrances des parents parce que fiston ou fifille n’a pas de bonnes notes, parce que ça coûte cher, parce que, pour certains parents, les enseignants ont des demandes injustifiées et se plaignent pour rien, qu’ils roulent sur l’or, etc. Bien peu d’entre nous auraient la force de tenir ne serait-ce qu’une semaine à la tête d’une classe, et je suis la première à affirmer que j’en serais incapable.
Je ne suis peut-être pas directement dans le système scolaire en tant qu’employée, mais en tant que parent d’un enfant différent. Je suis à même de constater les conséquences désastreuses des coupures, réformes, restructuration ou appelez cela comme vous voulez. Mon fils a besoin d’aide. Si son enseignant la lui donne, il aura moins de temps à consacrer au reste de sa classe. Et ce n’est pas normal qu’un prof doive choisir qui aider en priorité car chaque enfant a le DROIT d’avoir une éducation de qualité. Autant votre fils que le mien. Cependant, faute de ressources, ce sont des enfants comme le mien qui en paieront le prix bien souvent. Et je ne blâme aucunement les enseignants dans tout ça, mais j’en ai contre le système.
Alors à tous ceux qui gravitent autour de nos enfants, à difficulté ou non, je vous lève mon chapeau et sachez que je vous supporte à 100 % dans vos revendications. Vous faites des miracles avec presque rien, mais les instances gouvernementales et autres doivent comprendre que vous avez atteint votre limite, et ce depuis bien longtemps. Merci de travailler jour après jour dans des conditions peu enviables pour que nos enfants puissent apprendre, merci pour tout! Maintenant, ce serait aussi au tour des parents de vous soutenir et de vous montrer leur appui. Vous avez le mien.
Sylvain Bérubé dit
Simplement merci. Pour ce texte de blogue, et aussi pour ce commentaire. Du fond du cœur, MERCI !
France Pelletier dit
Bonjour,
J’ai une nièce avec déficience physique et intellectuelle qui a 18 ans. À chaque année, depuis son primaire, elle doit se battre pour sa fille afin d’avoir les services auxquels elle a droit. Cette année, elle a dû assurer la période estivale. L’enseignant sera différent, la jeune fille devra s’adapter à son nouvel enseignement et continuer à développer d’autres aptitudes résiduels en autant qu’elle puisse le faire, ce qui n’a rien à voir avec la persévérance mais plutôt ses limitations intellectuelles et physiques. Merci pour votre article et ce cri du cœur. Je lève mon chapeau aux enseignants qui ont à cœur l’ AUTONOMIE de ceux-ci.
Julie dit
Un gros merci Josée. Votre appui est tellement précieux pour les enseignants et peut être déterminant pour faire bouger les choses. Je souhaite la meilleure des chances à vos 3 enfants.
Josée Paquet dit
Merci! Et je vous souhaite la meilleure année scolaire possible dans les circonstances… courage!
Estelle Vouillon dit
Beau cri du cœur!!
Beaucoup de parents sont bien conscients de votre réalité et veulent se battre à vos côtés!
Si ce n’est pas déjà fait, je vous invite à rejoindre le mouvement « je protège mon école publique » le 1er septembre : https://www.facebook.com/events/843669782391654/